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La toile humaine : Tim, l’homme-tatouage

« Je ne suis pas un artiste. Je suis une œuvre d’art. À ma mort, ma peau sera découpée, encadrée et donnée à mon acheteur. »

« En Tasmanie, je suis resté assis sur un socle pendant 500 heures, sans bouger. Ce n’était pas un spectacle car je ne suis pas un artiste. Je suis une oeuvre à part entière. À ma mort, ma peau sera découpée, encadrée et donnée à mon acheteur. »

La pratique du tatouage remonterait à plus de 5 000 ans. Enfin, à en croire Google. Si le concept est resté le même à travers les millénaires, les motivations pour se faire tatouer n’ont jamais été aussi variées. Certains adeptes choisissent de transformer leur corps en véritable toile, tandis que d’autres se font tatouer par amour, pour une question de style ou par désir de rébellion chacun son truc !

Dans les années 1990, l’artiste néo-conceptuel belge Wim Delvoye s’est lancé dans un nouveau projet, visant à tatouer des cochons. Son idée était de bâtir une ferme à Pékin où les porcs deviendraient des œuvres d’art ambulantes et prendraient de la valeur tout au long de leur vie, jusqu’à leur mort. En 2006, cette démarche prend une autre tournure lorsque Tim Steiner, jeune homme suisse de 35 ans habitant à Londres, accepte de laisser Wim lui tatouer le dos et de devenir ainsi partie intégrante de son exposition. C’est ainsi que la peau du dos de Tim (littéralement) est vendue à un collectionneur d’art allemand pour 205 000 $. Il y a quelque temps, j’ai eu le plaisir de pouvoir m’entretenir avec Tim sur des sujets aussi variés que l’art, la mort, ou le contrat le plus fou ayant jamais existé.

Comment êtes-vous entré en contact avec Wim ? Connaissiez-vous déjà son travail ?

En 2006, Wim participait à une exposition collective dans une galerie de Zurich, De Pury & Luxembourg. Ma copine travaillait là-bas, et il lui a parlé de sa volonté de tatouer un humain avec une approche identique à celle avec laquelle il tatouait ses cochons. Il lui a demandé si elle connaissait quelqu’un prêt à accepter. J’avais  déjà quelques tatouages, donc elle m’a directement appelé pour m’expliquer que l’un de ses artistes cherchait un volontaire pour se faire tatouer et vendre son corps.

À ce moment-là, je ne savais pas du tout qu’elle parlait de Wim, dont j’étais fan du travail depuis des années, mais j’ai accepté tout de suite. Le défi était osé, différent. Il était temps qu’enfin, dans le monde de l’art, une personne soit traitée comme une vraie marchandise.

Crédits photos : MONA et Rémi Chauvin.

Avez-vous réfléchi longtemps avant d’accepter ? Quelles complications redoutiez-vous ? Qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans ce projet ?

J’ai accepté tout de suite. Je n’ai pas trop réfléchi. L’expérience m’avait l’air exceptionnelle, c’était la chance d’une vie. Je me suis lancé sans y penser. Parfois, la vie nous tend des perches et il faut savoir les saisir.

Dans votre contrat, il est stipulé que vous devez exposer votre tatouage trois fois par an, dans des galeries publiques et privées des quatre coins du globe. Autrement dit, vous avez l’obligation de partir au bout du monde pour vous asseoir toute la journée face à un mur, torse nu. Que pensez-vous de cette façon de vous exposer ? Êtes-vous conscient d’être devenu une œuvre d’art à part entière ?

Tout dépend du lieu. Il y a des fois où je me suis senti vraiment vulnérable et mis à nu. Par contre, au MONA, le célèbre musée d’art contemporain de Hobart, en Tasmanie, c’était génial. Le personnel s’est très bien occupé de moi et m’a fait oublier mes appréhensions. Je suis toujours stressé au début de chaque exposition, mais j’arrive à faire le vide dans ma tête petit à petit. J’écoute de la musique, ce qui m’aide beaucoup à faire abstraction de tout ce qui se passe autour de moi et à rester dans ma bulle. C’est un exercice que j’adore et que je déteste à la fois.


Image source : Wim Delvoye

La vente date maintenant de quelques années. Par rapport au moment où vous avez accepté de vous faire tatouer, avez-vous changé de perspective ou de philosophie par rapport à votre décision et à votre implication dans ce projet ?

Oui. Le projet a évolué, et moi aussi. Au début, j’avais parfois l’impression d’être un clown, mais maintenant je crois que notre travail est mieux considéré par le monde de l’art. C’est donc plus facile pour moi. Le MONA et le Louvre ont été des moments cruciaux. J’ai toujours su que ce projet était exceptionnel, mais obtenir une reconnaissance de la part des professionnels du métier m’a fait du bien.

Réfléchissez-vous parfois au fait que vous avez été acheté comme n’importe quelle œuvre d’art ? Cela a-t-il changé votre perception de vous-même et votre perception de l’art en général ?

Pour moi, il n’y a aucune différence entre mon travail et un autre travail. L’art, c’est une idée. Or tout est une idée, un concept, une vision limitée. J’ai réalisé que, comme n’importe qui, je cherchais des réponses à des questions que je ne comprenais pas encore vraiment. Mon esprit s’est ouvert. Grâce à ce projet, j’ai vécu des expériences incroyables. Je me suis vu sous des angles nouveaux, et j’ai décidé de simplement profiter de toute cette étrange frénésie.


Image source : Tim Steiner

Avez-vous déjà regretté votre décision ?

Jamais. J’ai eu de très mauvaises passes, mais je n’ai jamais regretté mon choix.

Ce qui fait également l’originalité de cette vente, c’est le devenir du tatouage après votre mort. Pourriez-vous m’énumérer ce qui va se passer et m’expliquer votre état d’esprit à ce sujet ?

À ma mort, ma peau sera découpée, encadrée et donnée à celui qui l’aura achetée. Je dois dire que, par rapport à l’ensemble du projet, c’est l’aspect qui m’intéresse le moins. Je serai mort, ça n’aura plus d’importance. Je suis un donneur d’organe, et mon dos, ce n’est qu’un bout de peau. Avant, j’étais content de me dire que les gens se souviendraient de moi, mais en fait, c’est de Wim dont ils se souviendront. Il s’agit d’une œuvre de Wim Delvoye, pas de Tim Steiner. Et c’est bien comme ça.


Crédits photos : MONA

J’aimerais en savoir davantage sur votre acquéreur. Est-ce que son identité avait une quelconque importance pour vous ? L’avez-vous rencontré avant ou après l’achat ? De quoi avez-vous discuté ?

Dès le début du projet, j’ai rencontré un collectionneur de Hambourg du nom de Rik Reinking, qui travaillait sur différentes expositions à la galerie De Pury & Luxembourg à Zurich. Le courant est tout de suite passé entre nous. Lorsque le tatouage a été terminé et mis en vente, je l’ai proposé à Rik. Il a d’abord beaucoup hésité, puis il a finalement accepté. En fait, c’est une conversation avec un autre collectionneur d’art qui l’a convaincu ; son collègue affirmait que le tatouage « portait la signature du diable ». En tout cas, Rik et moi sommes maintenant de très bons amis, et je suis ravi de partager cette aventure avec lui. Nous avons le même âge, ce qui aide aussi.


Image source : Wim Delvoye

Justement, si Rik est du même âge que vous, n’y a-t-il pas un risque qu’il meure avant de pouvoir acquérir le « produit fini » ? Y avez-vous pensé ?

D’ici là, Rik ne sera sûrement plus l’acquéreur de l’œuvre. Wim voudrait la remettre en vente à un moment donné. Avec une mise aux enchères et tout – la totale. Il veut pousser le concept à l’extrême. Wim veut que des hommes en costume enchérissent sur ma peau, comme ils le feraient pour n’importe quelle autre marchandise. Rik en est conscient. Moi-même, j’aimerais voir ce que ça fait de devenir la propriété d’autres acquéreurs. Pour Wim, son tatouage est une marchandise : c’est Rik qui la possède pour le moment, sa valeur marchande va augmenter, il la revendra, et ainsi de suite jusqu’à ma mort. Comme n’importe quelle autre œuvre d’art.

Je me souviens vaguement d’un film dans lequel tous les personnages savaient que leur mort était imminente et pensaient secrètement pouvoir l’éviter. Est-ce que pour vous, l’œuvre que vous portez sur le dos rend votre mort plus réelle et plus palpable ? Votre conception de l’art et de la vie a-t-elle changé ?

Je comprends parfaitement les personnages du film. Avec cette œuvre, je me retrouve moi-même confronté à la mort d’une façon assez bizarre. Ma mort fait partie intégrante du projet. Avant que je ne m’éteigne, ma propre histoire suit son cours – cette histoire est aussi celle de l’œuvre, mais pas totalement, car l’œuvre et moi sommes deux entités à la fois séparées et liées. Pour moi, le tatouage sur mon dos est omniprésent mais n’existe pas vraiment. Il me rend plus vivant, mais me rappelle la réalité de ma propre mort. Il donne du sens, mais n’a aucun sens. Je suis amené à m’exposer devant beaucoup de curieux, alors que le projet n’a presque rien à voir avec ma propre personne. Ce projet, c’est Wim. Quel pourcentage est vraiment moi ? Je l’ignore. Lorsque j’essaie d’expliquer mes motivations, la majorité des gens ne les comprennent pas ou ne les écoutent pas. En Tasmanie, je suis resté assis sur un socle pendant 500 heures, sans bouger. Ce n’était pas un spectacle car je ne suis pas un artiste. Je suis une œuvre à part entière. Une œuvre créée par un artiste. La mort ne m’inquiète pas trop. C’est plutôt ma dépendance aux autres qui m’angoisse parfois. Je participe à beaucoup d’événements et je me dois de satisfaire tous les organisateurs. S’ils disparaissent, je disparais aussi. Sauf que le seul à vraiment vivre cette expérience, c’est moi.

Ces six dernières années, ce projet a été à la fois une bénédiction et une malédiction. Ce fut le cas depuis le premier jour, et ça le restera jusqu’à la fin. C’est parfois très flippant, mais je veux aller au bout. C’est devenu une réalité très palpable et très importante pour moi. Je suis devenu une chose sur laquelle je n’ai aucun contrôle, et je dois continuer à jouer le jeu. L’art imite la vie, et la vie imite l’art.

 

Et vous, que pensez-vous du travail de Wim ? Seriez-vous prêts à vendre votre propre peau ? Pour vous, est-ce vraiment de l’art ? Donnez votre avis dans les commentaires !

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